MOUVEMENT / 28 novembre 2019

LES DIABLES

Les Diables

Invité à créer une pièce pour la compagnie de l’Oiseau-Mouche, le chorégraphe Michel Schweizer compose avec ses comédiens professionnels en situation de handicap mental une diabolique ode à la résistance et à la différence.

Michel Schweizer, toutes vos pièces partent de rencontres. Comment s’est déroulée celle avec les comédiens de la compagnie de l’oiseau-mouche ?

M. S. : « La relation et l’altérité m’intéressent, c’est mon moteur. Mes pièces partent donc de rencontres, intenses, qui portent la promesse d’être pour moi une véritable expérience. Le plus souvent, je ne suis pas sûr d’être capable d’aller jusqu’au bout de ces projets. En ce qui concerne l’Oiseau-Mouche, c’est Stéphane Frimat, l’ancien directeur, qui m’a proposé de venir y animer un stage. Faire un atelier avec vingt-trois comédiens, c’était trop pour moi, car je voulais être sûr de bien sentir où j’étais, de comprendre ces personnalités, comment elles fonctionnaient en groupe. Je suis venu trois fois (en 2016, 2017 et 2018) avant d’envisager la création des Diables. Il a alors fallu choisir sept comédiens seulement, et ça a été terrible. Le travail avec l’Oiseau-Mouche, a été vraiment très particulier, au point que je me suis demandé si je pourrais retravailler un jour avec des interprètes ordinaires. Ces comédiens ont un rapport au travail, au temps, à l’égo, vraiment singulier. Le degré d’humanité est tellement puissant chez chacune de ces personnalités.

Pensez-vous que le théâtre reste aujourd’hui un lieu intéressant pour explorer cette question de l’altérité ?

M. S. : « Le théâtre reste un lieu public où l’on est dans de très bonnes conditions de perception puisqu’on s’y extrait de notre quotidienneté et de la rumeur du monde. On y voit et l’on entend très bien, on a le temps de réfléchir. Ça m’intéresse de déplacer d’autres mondes dans ce lieu-là. Des adolescents par exemple, comme ça a été le cas avec Fauves, il y a quelques années. En voyant ces jeunes aussi vrais et décontractés, on a pu me demander : mais où est le travail ? C’est justement un énorme travail de parvenir à ça. Le théâtre tue l’authenticité. Ce lieu est insupportable pour cela : dès que l’on met le pied dans ce contexte, quelque chose se transforme.

Travailler avec des acteurs professionnels, comme ceux de l’Oiseau-Mouche, c’est finalement assez rare pour vous.

« Ça m’arrive. Et à chaque fois, je mesure à quel point il faut défaire des choses. Ils ont tellement de croyances arrêtées sur ce qui doit exister dans cet endroit qu’il faut les rassurer et leur dire : tu peux oublier le métier un peu. Lorsque l’on vient voir mes pièces, je n’ai pas envie que l’on vienne apprécier un savoir-faire. C’est surtout l’humain qui m’intéresse. Inversement, quand j’invite des non-professionnels dans mes spectacles, je dois m’assurer de bien me faire comprendre, qu’ils comprennent mes idées mais aussi les bénéfices et les intérêts qu’ils vont tirer de leur participation. En gros, je dois m’assurer de ne pas les instrumentaliser d’une manière ou d’une autre. C’est aussi la raison pour laquelle les personnes que je mets en scène ont toujours d’une manière ou d’une autre une pratique de l’exhibition, même si ce n’est pas sur les scènes d’un théâtre. Ils ont un savoir-faire au niveau du langage et de l’adresse.

Dans Les Diables, la question du regard est centrale. Celle des comédiens entre eux, mais aussi les jeux qui s’instaure entre la scène et la salle.

M. S. : « Je dis toujours aux personnes qui vont apparaître sur scène dans mes pièces : » il n’y a aucune raison que la collectivité d’anonymes qui est dans la salle s’autorise à vous regarder et que vous ne trouviez pas vous aussi l’espace de vous intéresser à eux « . Il faut considérer ces publics réunis là comme étant aussi un spectacle à observer. Cette diversité humaine qui se rassemble sans conséquence désagréable, sans degré d’hostilité, parce qu’il y a un centre émetteur au milieu – la scène – qui tient tout le monde, c’est quand même très bizarre… Je dis également souvent quelque chose de plus ardu aux interprètes : « vous n’êtes pas là pour vous donner en spectacle ».

Ce besoin que les regards circulent ne vous donne pas envie de sortir des théâtres ?

M. S. « Ce lieu m’insupporte beaucoup. J’y retourne parce que j’y ai toujours travaillé et que je trouve que malgré tout, le théâtre reste un lieu dans la cité incroyable où des anonymes se retrouvent pour consommer du vivant et pour sentir la réunion du vivant. Cette question du regard va au-delà de celle du théâtre. C’est ce que disait Marina Abramović après sa performance ultra connue à New York : beaucoup de gens sont malheureux, même s’ils tiennent. Et le plus souvent, c’est parce qu’on ne s’intéresse pas véritablement à eux, qu’on ne les regarde pas vraiment, qu’il n’y a pas de réel degré de reconnaissance. Aujourd’hui, la relation est très vite inquiétée, on n’a pas le temps et c’est terrible. »

Entretien mené par Aïnhoa Jean-Calmettes